À la recherche des moulins oubliés : lire les marques du passé dans nos paysages

Le marais poitevin, tout comme la Sèvre Niortaise et les abords de Frontenay-Rohan-Rohan, ont longtemps accueilli des dizaines de moulins hydrauliques, structures modestes ou imposantes, qui structuraient la vie et rythmaient les saisons. Pourtant, la plupart ont disparu, emportés par la modernisation ou par l’oubli, laissant des traces ténues dans le paysage. Déceler ces empreintes demande de l’attention et une connaissance de quelques indices typiques : la lecture du site, des cartes anciennes, mais aussi du témoignage oral… Voici quelques pistes pour apprendre à voir ce qui est effacé, mais pas totalement disparu.

L’histoire locale fait état de près de 1 500 moulins dans les Deux-Sèvres au XIXe siècle, rien que pour les moulins à eau (source : Pour une histoire des moulins, Association Moulin du Roc). Leur disparition s’explique surtout par trois facteurs :

• L’industrialisation du XIXe siècle : les minoteries mécaniques et la concurrence du chemin de fer ont rendu ces petits moulins obsolètes, beaucoup ont fermé avant 1900.
• Le remembrement et le drainage : pour « moderniser » l’agriculture, des ouvrages hydrauliques ont parfois été détruits ou remblayés.
• L’abandon progressif : sans entretien, les bâtiments se sont écroulés, noyés sous la végétation ou récupérés comme matériaux pour d’autres constructions.

Beaucoup de ces moulins n’existent aujourd’hui plus que par le nom du lieu-dit, un vague talus… ou l’œil attentif de promeneurs curieux.

Parfois, ce sont les cartes anciennes qui livrent les clés. Mais sur le terrain, certains éléments sont particulièrement parlants :

• Le bief : l’eau canalisée Un bief, c’est le canal détournant une partie de la rivière vers le moulin, puis la restituant. Un fossé rectiligne, souvent doublé d’un chemin, peut indiquer l’ancien passage de l’eau. Près de Frontenay, de nombreux fossés droits longeant des prairies en sont issus ; observez leur tracé, parfois anormalement géométrique par rapport au lit naturel de la rivière.
• La chaussée ou digue Les moulins étaient souvent implantés sur une surélévation artificielle, la chaussée (ou digue de moulin), long cordon de terre et de pierres traversant le cours d’eau. Ce relief est parfois conservé sous la forme d’un sentier, d’un talus colonisé par les arbres, ou d’un « passage à gué » bien sec en été.
• Les vestiges bâtis : soubassements, pierres sculptées Il subsiste parfois des morceaux de maçonnerie, une voûte en ruine, des pierres de taille usées (en particulier au niveau de l’ancienne entrée de la roue, la « cave du moulin »). Ces éléments réapparaissent après que les ronces aient été débroussaillées par une crue ou par les agriculteurs.
• Les noms de parcelles et de lieux-dits « Le Moulin Neuf », « Le Vieux Moulin », « Le Port du Moulin », sont autant d’indices dans le cadastre napoléonien et sur le terrain. À Frontenay-Rohan-Rohan, des toponymes tels que « La Chaussée du Moulin » (rive droite de la Sèvre), persistent là où l’ouvrage a totalement disparu.
• Le jeu de l’eau : remous et dénivellation Sur certains bras de rivière, une retenue ou une « morte-eau », associée à une chute localisée du niveau, trahit l’existence d’un aménagement disparu. Une série de petites cascades, inhabituelles sur un cours d'eau paisible, indique la présence d’une ancienne chute de moulin.

• Le moulin du Coq à Frontenay: ce moulin disparu, dont il ne reste qu’un linteau de porte perdu dans la végétation, contrôlait jadis la production de farine pour plusieurs villages. Il fut transformé en maison jusqu’aux années 1950, avant d’être démoli.
• La chaussée de Lidon entre Frontenay et le marais: appelée aussi "Vieux Moulin", cette digue aujourd’hui colonisée par la roselière était un point de passage obligé jusqu’à la construction de la route du marais dans les années 1930.
• Un moulin à vent sur la Butte de la Bouchetière : mentionné dès 1765 sur le plan terrier, il ne reste de lui qu’une légère surélévation de sol et des éclats de meule découverts lors de labourages.

Au fil des décennies, certains habitants se faisaient un plaisir de “récolter” les meules de moulins effondrés pour les utiliser en guise de banc devant leur porte, ou comme pierre d’assise pour les lavoirs. D’où la difficulté, parfois, de relier une meule isolée à son emplacement d’origine !

Voici une méthode pratique pour déceler, lors d’une promenade à Frontenay-Rohan-Rohan ou aux abords du marais poitevin, la mémoire des anciens moulins :

1. Commencez par consulter les cartes anciennes et le cadastre napoléonien (disponibles sur le site des Archives départementales). Repérez les mentions des moulins, biefs, chaussées, et noms de parcelles.
2. Observez la topographie du terrain : sur le terrain, promenez-vous le long des rivières, guettez reliefs étranges, fossés rectilignes et vieux talus. Prêtez attention à la végétation : le lierre masque parfois une maçonnerie, un alignement de saules signale la présence passée d’un bief ou d’une berge ancienne.
3. Questionnez les anciens du secteur : il n’y a pas si longtemps, certains se souviennent d’avoir vu tourner la roue d’un moulin caché sous les saules, ou d’y avoir traversé en vélo une digue aujourd’hui abandonnée.
4. Photographiez et comparez : faites des allers-retours entre terrain et cartes. Le plan de 1820 et la vue satellite d’aujourd’hui permettent, par superposition, d’identifier des modifications de paysage étonnantes.
5. Recherchez d’anciennes meules : ces pierres sont parfois réemployées comme décoration ou pour ferrer les chemins. L’aspect circulaire, rainuré, en granit ou calcaire local, est inimitable.

Ce parcours historique donne une idée de la vitalité passée du secteur, jalonné aujourd’hui de fragments à déchiffrer…

La disparition des grands édifices n’a pas effacé le mot “moulin” de la mémoire collective. Il persiste :

• dans le langage courant, quand on parle encore d’« aller au Moulin » pour désigner un point précis du bourg, bien que le bâtiment n’existe plus ;
• dans les récits populaires, notamment autour de la « Dame au Moulin », légende de Frontenay (récit oral recueilli par la Société historique et archéologique du marais poitevin) ;
• dans la toponymie, sur les noms des routes, ponts, et hameaux ;
• dans la littérature régionale, citée par Louis Perouas (« Les Paysans du Poitou, XIXe siècle ») comme symbole de persistance du rural.

S’aguerrir à lire le paysage, c’est réveiller la mémoire de lieux endormis. Voici quelques suggestions de circuits à Frontenay-Rohan-Rohan et alentours, pour mettre vos connaissances à l’épreuve :

• Sentier du Vieux Moulin (rive droite de la Sèvre) : déambulez entre les levées de terre, arrêtez-vous aux passages où le chemin semble surélevé sans raison, cherchez d’anciennes pierres de seuil affleurant le sol.
• Bords du marais entre Lidon et la Grève-sur-Mignon : repérez les alignements de peupliers, les creux d’eau stagnante formant de vieilles dérivations, guettez le bruit des mares qui chutent brusquement — parfois signe de vieilles chaussées.
• Butte de la Bouchetière : en regardant vers le sud, essayez d’apercevoir, avec le soleil bas, les ondulations trahissant l’existence d’un moulin à vent disparu.

Les vestiges des moulins, bien que discrets, font partie de ce qui donne son âme à notre territoire. Aucun circuit ne ressemble au précédent : chaque pas, chaque fragment trouvé, éveille forcément une nouvelle question, un nouveau mystère à explorer. La prochaine fois que vous croiserez un vieux talus, une écluse oubliée ou un linteau émergeant de la terre, demandez-vous… Et si ici coulait autrefois la roue d’un moulin ?

Sources principales : Association Moulin du Roc ; Archives départementales des Deux-Sèvres ; Louis Perouas, Les Paysans du Poitou ; Inventaire du patrimoine de Nouvelle-Aquitaine ; récits oraux collectés auprès des habitants (2020-2024).